Le regard évidé, elle considère le bout de son index en train de parcourir le petit corps décharné contre son flanc. Les membres de l’enfant sont à peine plus larges que la phalange qui les caresse en tremblant. Lorsqu’il est arrivé dans la nuit de vendredi à samedi au centre nutritionnel thérapeutique de Mao, dans la région du Kanem (ouest du Tchad), ce bébé de 5 mois était mourant: Mohamed pesait 2,1 kg; pas même la moitié du poids normal pour un enfant de sa taille.
En l’espace de quatre jours, il a repris 600 grammes. Il reste dans un état de malnutrition sévère. Mais devrait s’en sortir. "Il a eu beaucoup de chance, indique Mamad Maïna, le responsable de la délégation régionale, qui administre les trente centres nutritionnels mis en place à travers le Kanem, particulièrement touché par la crise alimentaire. Les enfants arrivent souvent dans un état critique. Parfois trop tard."
La plupart des familles ont encore recours aux guérisseurs
Sur son crâne disproportionné, Mohamed porte une importante brûlure pareille à un impact de balle en plein milieu du front ; une autre sur le ventre; des scarifications sur la poitrine: mutilations administrées par un guérisseur. La plupart des familles ont encore recours à ces "médecins traditionnels" qui peuvent scarifier un enfant parce qu’il tousse ou qu’il présente des oedèmes; lui arracher des dents ou lui brûler l’anus pour faire cesser des diarrhées ; ou encore lui sectionner la glotte s’il est pris de vomissements. Des pratiques évidemment inopérantes et particulièrement traumatisantes pouvant entraîner de graves complications: hémorragies, infections, tétanos… "Je suis désolée, murmure Myriam, la mère de Mohamed. Je ne savais pas. Les parents de mon mari disaient que nous devions les laisser l’emmener pour qu’il guérisse. Je ferai n’importe quoi pour sauver mon fils.'
En transhumance, elle a pris la route du centre nutritionnel tandis que son mari remontait avec leurs deux autres enfants et le troupeau à environ 80 km au nord de Mao pour la récolte de son champ. "Au temps de mon père, on ne partait pas aussi loin et aussi longtemps pour trouver de l’eau et du foin, raconte Myriam. Le désert progresse et beaucoup de puits sont secs. Il nous arrive de marcher pendant cinq ou six heures avec les enfants à la recherche d’un point d’eau. Voilà pourquoi nous en sommes là. C’est vraiment très dur." La sécheresse a eu des conséquences désastreuses sur les récoltes et les cheptels, en particulier dans le Kanem, où 63 % de la population est en situation d’insécurité alimentaire. S’il a plu cette année, les précipitations ont été si violentes qu’elles ont emporté nombre de plantations. Les taux de malnutrition infantile restent critiques au Tchad, où un enfant sur cinq meurt avant 5 ans.
Selon une enquête menée par Action contre la faim cet été dans le Sahel tchadien, un enfant sur quatre serait malnutri. "L’étendue et l’urgence du chantier sont immenses", martèle François Danel, directeur général de l’ONG qui réitère ses appels aux dons pour venir en aide au Sahel. Dans une région qui compte trois habitants au kilomètre carré, et où sont disséminés 1.850 villages, la prise en charge de la malnutrition est une problématique complexe. Il faut compter avec les coutumes qui scandent la vie des familles peuplant ces campagnes désertiques. Beaucoup d’enfants commencent à perdre l’appétit au moment du sevrage, qui s’opère traditionnellement de manière brutale, souvent au terme d’une cérémonie au cours de laquelle on présentera à l’enfant le sein de sa mère recouvert de détritus.
"Les enfants arrivent dans des états cadavériques"
Pour sensibiliser la population, certains centres de soins nutritionnels ont mis en place des relais communautaires – notamment des accoucheuses, avec le soutien de l’Office d’aide humanitaire de la Commission européenne et ACF qui les ont formées. Ils travaillent sur le terrain avec les chefs de village et les imams, mais aussi avec des groupes d’hommes et de femmes parmi les plus respectés au sein de leur communauté. A Bouroudou, où la mobilisation communautaire est un succès, le médecin traditionnel a été remercié… Ces centres ont aussi des référents qui dépistent les enfants de 6 mois à 5 ans dans les villages. Et rendent visite aux mères dont les enfants sont inscrits au centre nutritionnel ambulatoire mais ont manqué leur consultation hebdomadaire.
Le but: comprendre pourquoi elles ont abandonné le traitement et les convaincre de le reprendre. "C’est souvent une question de distance, indique un référent. Certaines femmes doivent parcourir plusieurs kilomètres et ne sont pas véhiculées." A l’image de Zeneba, qui assume seule la charge de ses quatre enfants depuis que son mari l’a répudiée. Elle emmène sa fille de 2 ans à la consultation à dos d’âne ou en stop. Sa situation n’est pas unique. Les mauvaises récoltes de ces dernières années ont amené nombre d’hommes à s’exiler pour pouvoir trouver du travail. Les femmes, elles, sont restées, avec leurs enfants, et assument seules le travail dans les champs. Ce qui peut poser problème en cas d’urgence puisqu’elles doivent impérativement obtenir l’autorisation du père pour la prise en charge. "Les enfants arrivent dans des états cadavériques, soupire un infirmier du centre nutritionnel thérapeutique de Mao. Ce n’est pas facile de les récupérer."
"Les familles ont tendance à considérer que l’hôpital, c’est la mort", indique Maïssa, qui a enregistré 97 décès parmi les enfants admis dans les centres de la région depuis le début de l’année. De plus en plus, elles revoient leurs calculs: l’hôpital, c’est gratuit. Pas le guérisseur. De plus, des rations de protection ont été mises en place depuis septembre: les parents dont les enfants ont été admis au centre repartent après chaque consultation avec de quoi nourrir cinq personnes pendant une semaine. Depuis, les abandons - les enfants ne se présentant plus au centre - sont moins fréquents. Une fois le traitement terminé, les enfants sont suivis durant trois mois au centre nutritionnel de manière à limiter les risques de rechute. Assise sur une natte à l’ombre d’un savonnier, Halima a parcouru 7 kilomètres à dos d’âne le coeur serré contre celui de son plus jeune fils. Abhud a 2 ans. Il est tombé brusquement malade il y a trois mois lorsqu’elle l’a sevré du jour au lendemain.
"Il a perdu l’appétit et commencé à avoir des diarrhées, raconte Halima. Puis, des oedèmes sont venus." Son corps tout entier est enflé. Elle aurait dû venir plus tôt. Elle le sait. Mais elle ne pouvait pas: il fallait terminer la récolte du champ de mil qu’elle cultive tant bien que mal en l’absence de son mari. Il était cultivateur, mais à cause de la sécheresse, il a migré en Libye en janvier pour trouver du travail. Depuis qu’il est parti, il a envoyé de l’argent à trois reprises. Elle a peu de nouvelles. Elle n’a pas le téléphone. Il appelle ses frères de temps en temps. Ce sont eux qui, en l’absence de son mari, ont exigé qu’elle consulte un médecin traditionnel qui a scarifié le petit dans le bas du dos. "Je ne voulais pas que les infirmiers le voient. J’avais honte. Mais je n’ai pas eu le choix." Ce sont les mêmes qui lui ont donné l’autorisation de faire soigner Abhud au centre, en l’absence du père. "Je suis venue parce qu’on m’a dit que les traitements étaient gratuits, explique Halima, grave. Je n’ai pas d’argent." Pour nourrir ses quatre enfants, elle se débrouille ; prépare des bouillies qu’elle vent au marché, tresse des cheveux au village. "Oui, c’est dur, murmure Halima, mais, vous savez, c’est la force d’une femme. Je me débats."